Lynda Lemay : Chanter ses émotions

1 août 2006

Profil Magazine – 1 aôut 2006

Lynda Lemay

Sa fraîcheur a fait l’unanimité dès ses premières apparitions sur les scènes du Québec, en 1988. Rapidement, la jeune femme de Portneuf s’est attiré les éloges de milliers de fans en Europe, dont Charles Aznavour, preuve que les mots de Lynda Lemay nous touchent coeurs et âmes, toutes générations confondues.
De sa plume finement ciselée, elle sculpte des chansons sur la vie et l’amour, la mort, le deuil, et aussi sur le suicide, comme elle l’a fait dans son dernier opus, l’opéra-folk « Un éternel hiver ». « Tout se chante, il suffit de trouver les mots », dit-elle.
C’est avec ces mots vrais et profonds qui sont les siens que Lynda Lemay nous parle de la vie, de sa vie de femme et de mère, de ses peurs et de sa vision de la mort.

Depuis vos débuts, vous arrivez à aborder des thèmes très graves, comme la mort ou le suicide. Pourquoi leur faites-vous une place dans vos chansons ?

D’abord pour l’apprivoiser, question d’en avoir un peu moins peur. Il ne faut pas se le cacher : nous craignons tous un peu la mort, même si on sait que nous allons tous un jour la connaître. Personnellement, je n’ai jamais vécu le décès d’un proche, mais perdre quelqu’un que j’aime fait partie de mes craintes, comme tout être humain. Coucher mes peurs sur papier m’aide à toucher un peu au mystère de la mort, car je crois que c’est un mystère, au même titre que la naissance.
En imaginant le pire, je suis capable de décortiquer les émotions que fait jaillir en moi pareille éventualité. C’est mon moyen de défense et peut-être une tentative de me préparer à faire face à une telle épreuve, même si on n’est jamais réellement prêt pour ce genre de choses.

C’est donc dans cette optique que vous avez accepté d’être porte-parole de la Semaine québécoise de prévention du suicide, en février dernier ?

Certainement. Car si on n’est jamais prêt pour le décès d’un proche, on l’est encore moins pour le voir s’enlever la vie.
Perdre un être cher de cette façon, c’est s’engager sur la voie d’un questionnement qui peut durer toute une vie. En parlant ouvertement d’un sujet comme celui-là à travers le destin de Jeff, le personnage suicidaire de mon opéra-folk, je tente de donner la parole à ceux que leur silence a perdus. J’essaie de mieux comprendre pourquoi ils en viennent à commettre un tel acte. Au fond, j’espère que cela pourra proposer des pistes de réponses aux gens qui ont vécu une telle épreuve…

Ce que je souhaite aussi, c’est qu’on puisse rompre le silence. Parler peut sauver des vies. Je pense que pour ceux qui restent, un espoir se cache derrière tous les «pourquoi » qui sont les leurs. La Semaine québécoise de prévention du suicide aide à trouver cet espoir et fournit l’occasion de rappeler qu’il est important de demander de l’aide.

Je n’ai pas la prétention d’avoir des solutions au problème du suicide, mais j’espère avoir contribué à ouvrir un peu la porte à l’espoir et à permettre aux gens de toucher à cet espoir, de briser leur isolement. Quand j’écris pour Jeff : «Si j’avais su à mon heure mal fixée, que c’est le silence qui tue, je vous aurais parlé… Si je vous avais tout dit, vous auriez tout compris, je serais sans doute ici… », je veux donner une voix à ce silence trop dur à supporter. Alors si, en tant que porte-parole, j’ai pu au moins aider à faire connaître à ceux qui en ont besoin l’existence d’une ligne d’aide – le 1 866 APPELLE –, je serai comblée. »

Il y a beaucoup de suicides chez les jeunes au Québec. En tant que mère, cette question fait certainement aussi partie de vos préoccupations…

Quand le suicide devient la seule voie possible chez un jeune, n’importe qui serait touché par un tel problème. Je pense que les services comme la ligne d’écoute de l’Association québécoise de prévention du suicide s’adressent aussi à eux et valent d’être mieux connus, parce que pour les jeunes comme pour les plus âgés, la prévention peut aider à diminuer le nombre de suicides. Quand on constate qu’il survient au Québec jusqu’à 1400 suicides par année, c’est à l’évidence un énorme problème. Les gens qui ne veulent plus communiquer et qui voient leur disparition comme seule issue possible doivent pouvoir compter sur quelqu’un de neutre qui peut leur répondre et les aider, peut-être trouver une voie autre que celle de la mort.

Comment les gens réagissent-ils lorsqu’ils entendent les chansons d’Un éternel hiver ? Recevez-vous des témoignages de ceux qui ont vécu le suicide d’un proche ?

Oui et c’est souvent très bouleversant. Les gens qui viennent à moi après les spectacles parlent peu : tout se passe dans les regards, tant l’émotion est vive. Je reçois aussi des poignées de main et même des accolades. Même si on ne se connaît pas, je sens qu’il y a entre nous une sorte de confiance et une compréhension qui se sont installées. Cela vient me confirmer que ce que j’ai écrit touche à ce que ressentent ces personnes.
C’est là où nous nous rejoignons, par l’émotion. De toute façon, la mort porte mal les mots : pour beaucoup de gens, perdre un être cher est une douleur trop vive pour qu’on puisse a nommer.

Les gens vous écrivent, aussi…

C’est arrivé à plusieurs reprises. Face à face, ça peut être très difficile de parler. Plusieurs m’écrivent que les mots que j’ai choisis traduisent ce qu’ils vivent et se disent heureux de voir le silence enfin brisé. Certains me donnent même des détails sur leur parcours personnel. Tout cela m’a fait réaliser que lorsqu’on parle de suicide, tout ne pourra jamais être dit. Quand bien même l’opéra que j’ai écrit durerait 48 heures au lieu de deux heures et demie, jamais je ne parviendrais à faire le tour d’un tel sujet. Personne n’a une histoire semblable, chacun a ses propres raisons qui l’ont mené à envisager un jour de s’enlever la vie.

Le contact avec le public est donc teinté d’émotion chez vous…

J’ai toujours eu une relation privilégiée avec les gens, qui se reconnaissent dans mes chansons et viennent à moi souvent pour me confier des choses très personnelles, comme si on se connaissait. Ça me fait toujours très chaud au coeur.

Mais ne vous arrive-t-il pas de trouver tout cela un peu lourd à porter ?

Recevoir les confidences et accueillir les chagrins des gens est un cadeau pour moi. Cela me confirme que je n’ai pas besoin de vivre de telles expériences pour les comprendre et c’est grâce au public que je peux y parvenir.

Dans quelle mesure ces confidences vous sont-elles utiles ?

Si j’ai un jour à traverser des épreuves comme celles qui me sont racontées, de tels témoignages pourront m’y préparer, dans une certaine mesure. Bien sûr, je suis consciente qu’on n’est jamais prêt, mais je suis quand même convaincue que le fait d’en parler peut aider… alors il faut parler de la mort !

Lorsque je le fais, les gens autour de moi me disent de me taire, que ça portera malheur. Je ne suis pas de cet avis; parler de la mort est une chose nécessaire, pour toutes les raisons que j’ai évoquées précédemment.

En 2003, votre père a failli perdre la vie à la suite d’une crise cardiaque; vous lui avez d’ailleurs consacré une chanson, Ne t’en vas pas. La maladie de votre père a-t-elle provoqué chez vous certaines remises en question ?

Avec cette chanson, j’ai voulu faire état de toute l’émotion que cet incident avait éveillée chez moi. Pour la première fois, je faisais face à la possibilité bien réelle de perdre un être cher. C’était concret, palpable. On a beau se dire que la mort est inévitable, on a malgré tout l’impression que ceux qu’on aime sont éternels. Et voilà que du jour au lendemain, le destin me disait haut et fort que mon père faisait partie de ceux que je n’aurai pas toujours près de moi. Lorsque j’ai écrit les paroles de Ne t’en vas pas, j’étais encore sous le choc.
J’ai d’ailleurs été incapable d’interpréter cette chanson avant que mon père ne soit sur pied. Ma chanson était un cri du coeur – une autre façon de parler de la mort, pour mieux accepter la place qu’elle finira par prendre dans notre existence.

Vous aurez 40 ans cette année. Pour bien des femmes, il s’agit de l’âge de la plénitude, des grands défis, de l’assurance et de la maturité. Comment vivez-vous
ce passage vers la quarantaine ?

Vieillir n’a jamais été quelque chose d’angoissant pour moi. J’ai plus de projets en tête que j’en avais à 20 ans : ça ne fait qu’ajouter au plaisir que j’ai de voir passer les années. Prendre de l’âge est un bonheur lorsque dans notre coeur, on se sent toujours aussi jeune qu’avant. Les années, ça ne veut strictement rien dire : ce qui compte, c’est d’avoir des projets, peu importe que l’on ait 40, 80 ou 90 ans, et de continuer de croire en l’avenir, d’espérer les choses.
Même si l’année de mes 40 ans en sera une comme une autre, je dois avouer que je m’y suis un peu préparée. Dès l’âge de 38 ans, je disais déjà que j’en avais 40… J’ai fait la même chose à 28 ans au moment d’entrer dans la trentaine!
Mon besoin de m’exprimer sur les années qui passent s’est évidemment traduit par des chansons. En partageant mes petites inquiétudes avec le public, je me fais ma propre thérapie antivieillissement, en somme. Mais ce serait faux de croire que j’ai peur de vieillir. L’avenir me sourit et des tas de choses merveilleuses se pointent à l’horizon : je vais célébrer mon passage dans la quarantaine avec la naissance d’un deuxième enfant, prévue le 20 juillet, quelques jours avant mon anniversaire. Le jour de mes 40 ans, au lieu de me sentir vieille… je vais donc plutôt me sentir fatiguée !

Il vous arrive de jeter sur papier vos réflexions sur le vieillissement, dans des chansons comme La veilleuse (1990), ou C’est comme ça (2000), qui parle d’espoir et d’éternité. Est-il essentiel pour vous d’aborder ce genre de questionnement ?

Lorsque j’ai écrit La veilleuse, j’avais 23 ans. Je traversais une période où j’étais très, très sérieuse. Il m’est arrivé de réfléchir sur la vieillesse et sur ma propre mort – cela coïncidait avec une étape de ma vie où j’étais très préoccupée par les grandes questions existentielles. À l’époque, je croyais vraiment que j’allais passer ma vie sans enfants, que la maternité, ce n’était pas pour moi. Le destin nous fait évoluer et j’ai pris conscience depuis qu’on ne sait jamais ce qu’il nous réserve.

Aujourd’hui, vous vous réalisez pleinement dans votre rôle de mère ?

Autant j’ai des mots pour tout décrire, autant je ne les trouve, plus quand vient le moment de traduire ce qui m’habite lorsque je pense à ma fille. L’amour et la fierté que je ressens sont trop grands pour être exprimés en chanson. C’est peut-être cette idée d’infini qui fait aussi en sorte qu’il est si difficile de parler de la mort. Une naissance, c’est la mise au monde d’un d’amour inconditionnel, infini. Avec la mort, c’est la même chose : c’est trop grand pour qu’on y mette des mots. On ne réussira donc jamais à inclure tous les mystères de l’existence dans un spectacle ou une chanson.
On peut décrire des facettes de ce qu’ils sont, sans jamais les définir totalement. Il y aura toujours des portions de ces mystères qui nous échapperont.

Comment parvenez-vous à écrire sur l’adultère, la fausse couche, le décès d’un enfant et même sur l’euthanasie ? Pourquoi des sujets aussi graves ?

Je suis très à l’écoute de mes sentiments face à une foule de choses. Lorsque cela se produit, je fais confiance à ma plume, à mon instinct. Et lorsque je trouve le bon angle, j’ai l’impression de toucher un peu à la vérité de ce que peuvent être des sujets comme ceux-là. Quand ce que j’écris me touche, j’ai envie de le partager, avec ma famille d’abord,
puis avec le public.

Quels objectifs poursuivrez-vous en écrivant sur de tels sujets ?

Je ne le fais surtout pas pour donner une opinion. D’ailleurs, pour certaines questions morales – l’euthanasie ou l’avortement, par exemple – je suis de celles qui croient que chaque cas est différent. Il m’est impossible d’avoir un point de vue bien tranché sur des sujets comme ceux-là. Ce sont des choses qui font appel à des convictions très intimes et très personnelles chez chacun d’entre nous. Lorsque je pense à l’avortement, par exemple, je peux comprendre, même si je suis mère, que l’on puisse envisager cette avenue à certains moments de la vie et que le destin puisse nous amener à
réfléchir à cette possibilité. En m’inspirant de sujets aussi graves, je souhaite sensibiliser les gens au fait qu’on ne peut pas porter de jugement sur les autres, parce qu’il y a toujours plusieurs facettes à une situation. Dans l’une de mes chansons sur l’acharnement thérapeutique, intitulée Paul-Émile a des fleurs (2005), j’ai voulu par exemple traduire le déchirement entre la perte inévitable d’une mère malade et les soins incessants qu’on lui prodigue pour prolonger sa vie… Il y a d’un côté celle qui dit que si elle était un cheval, on s’empresserait de l’achever et de l’autre, la même personne qui, égoïstement, crie que l’on fasse tout ce qu’il faut pour ne pas laisser mourir sa mère, car elle n’est pas prête à la perdre – Attendez donc un peu, rangez vos aiguilles, elle manquera pas à Dieu, autant qu’elle manque à sa famille… Quelle serait la meilleure décision dans un cas semblable ? Qui sommes-nous pour en juger ? C’est le genre de message que je souhaite livrer dans mes chansons : chacun a une histoire, chaque cas est différent, et ce n’est pas à nous de les juger.

On a déjà dit que «vous chantez tout haut ce que d’autres pensent tout bas », bref, que vous n’hésitez pas à briser bien des tabous. Quels sont les sujets que vous ne seriez jamais capables d’aborder dans vos chansons ?

J’écris sur ce qui me touche, sur ce qui m’intrigue, sur ce que je connais. Plus jeune, je me disais que jamais je n’écrirais sur la politique. Or, en vieillissant, je me rends compte que je m’y intéresse et qu’il est important que tout le monde le fasse aussi. Que faut-il faire pour que le monde soit meilleur ?
C’est ce genre de questions qui fait en sorte que l’on commence à s’attarder à des sujets comme ceux-là. Autant autrefois je disais que je n’écrirais jamais de chansons sur la politique, autant aujourd’hui ce serait inspirant pour moi. Mais je le ferais quand même avec humour, question de dédramatiser un peu ce qui se passe autour de nous.

Cela dit, je crois qu’avec le bon angle, tous les sujets du monde peuvent inspirer une chanson. Lorsqu’on j’ai une opinion ou une réflexion à partager et que la poésie qu’il faut s’impose à moi, écrire une chanson en vaut la peine.
Je n’ai jamais eu peur des mots et ceux que je choisis ne sont pas toujours des termes convenus : dans une chanson comme Un truc de passage (2000), qui raconte l’aventure d’un soir d’un Français et d’une Russe en voyage aux États- Unis, le mot « utérus » s’est glissé de lui-même dans les rimes et il passe très bien. Je n’ai pas de barrière. Avec les mots, je me sens totalement libre !

Ici comme en Europe, on vous aime parce que vous êtes vraie et proche des gens. D’où vous vient cette authenticité ?

Ma famille y est pour quelque chose : nous sommes très proches, très unis. Mais je dois dire que je n’ai pas toujours été aussi à l’aise qu’aujourd’hui devant un public : enfant, j’étais solitaire, timide et presque sauvage. Heureusement, à la fin du secondaire, j’ai réalisé que mes idées valaient la peine d’être partagées. J’ignore ce qui a provoqué ce changement, mais à partir du moment où j’ai commencé à m’ouvrir aux autres, tout a changé.
L’écriture est tout de même demeurée un écho de moi même et c’est le cas depuis mon plus jeune âge. Écrire m’a beaucoup aidée à mieux me comprendre. D’abord avec la poésie, puis avec les chansons, beaucoup plus faciles à partager que des poèmes. Lorsque j’ai commencé à chanter, j’ai perçu l’accueil des gens comme un privilège. Je ne voyais que le beau dans chaque personne. L’authenticité a du bon, c’est vrai. Mais le succès m’a forcée à faire le deuil d’une certaine naïveté, question de me protéger. Je sais aujourd’hui que les gens sont capables du pire et du meilleur et j’ai mis longtemps à accepter que la méchanceté puisse exister. Heureusement, je crois profondément en l’être humain et je suis convaincue que nous avons tous en nous un peu de bonté.